12/09/2009
Grünewald
Lorsqu’on replie les volets du retable
de l’église paroissiale de Lindenhardt,
enfermant ainsi
les figures de bois sculpté dans leur habitacle,
on voit sur le panneau de gauche
venir à nous saint Georges.
Tout à l’avant il se tient sur le bord,
Une largeur de main au-dessus du monde,
et à l’instant va franchir le seuil
du cadre. Georgius Miles,
homme au torse de fer à la poitrine d’airain
arrondie, aux cheveux d’or rouge et aux traits
argentés, féminins. Le visage de l’inconnu
Grünewald ressurgit toujours
dans son œuvre, celui d’un témoin
du miracle des Neiges, celui d’un ermite
dans le désert, d’un miséricordieux
dans le Christ aux outrages de Munich.
Enfin dans la lueur d’un après-midi
à la bibliothèque d’Erlangen, c’est lui qui se détache, lumineux,
sur l’autoportrait d’un peintre âgé de quarante
à cinquante ans, rehaussé à la craie blanche,
plus tard détruit à la plume et à l’encre par une main
étrangère. Toujours cette même
douceur, ce même poids d’affliction, cette même
irrégularité des yeux, voilés,
détournés, plongeant dans la solitude.

En ce qui concerne l’hospice lui-même,
où sur les douze chanoines
huit en général étudiaient la philosophie
sous la direction d’un lecteur,
les rituels de purification
qu’on appliquait aux malades
devenaient un combat mené sur les corps de ces malades
contre la présence de la mort
s’instaurant dans la folie
- la dispute la plus fondamentale
qui soit, dans laquelle le retable
commandé à Grünewald
par Guido Guersi, le précepteur d’Issenheim,
devait jouer un rôle thérapeutique central
par la représentation,
dans les couleurs les plus belles
et les plus effrayantes,
de l’heure des livides
purulences, et donc aussi
par la force et l’effet
de l’image. Au plus tard
lorsqu’il commence les travaux
dans cette infirmerie d’Alsace, où étaient réunis les modèles
les plus divers de la manière qu’a l’homme
de se recroqueviller ou bien
de chercher à sortir de soi, Grünewald, qui par ailleurs
inclinait certainement à une vision
extrémiste de monde, aura compris
que la rédemption était d’être délivré de la vie.
Or la vie en tant que telle, qui
se déroule effroyable, partout et incessamment,
n’est présente nulle part sur le retable
dont les figures sont déjà soustraites
au mal de l’existence, si ce n’est dans
cette mêlée irréelle et démente
que Grünewald a développée autour du saint Antoine
de la Tentation, traîné sur le sol
par un monstre terrifiant qui le prend aux cheveux.

Tout en bas dans l’angle gauche est accroupi
le corps recouvert de chancres syphilitiques
d’un pensionnaire
de l’hospice d’Issenheim. Au-dessus
se dresse une créature androgyne à deux têtes
et plusieurs bras,
s’apprêtant à occire le saint
avec un os maxillaire.
A main droite un volatile à pattes d’échassier
qui de ses bras humains
brandit un gourdin. Derrière
et à côté de celui-ci, vers le milieu du tableau,
grouillant comme des crabes, des gueules béantes de requins
et de dragons, des rangées de dents, des nez rongés
dont coule la morve, les lambeaux d’ailes
en forme de nageoires, froides et visqueuses, des poils et des cornes,
de la peau semblable à des tripes retournées,
excroissances de la vie tout entière,
dans l’air, sur la terre et dans l’eau.
Voilà ce qu’est pour lui, le peintre, la Création,
image de notre présence folle
à la surface de la terre,
d’une régénération empruntant
des voies vertigineuses,
dont les formes parasites, entremêlées,
s’interpénétrant et s’engendrant
les unes les autres, font intrusion,
essaim démoniaque,
dans la paix de l’ermite.

C’est ainsi que Grünewald décrivait,
maniant en silence son pinceau,
les cris, les vociférations, les gargouillements,
les chuintements d’un spectacle pathologique,
dont son art et lui-même, comme il le savait bien,
faisaient partie. La posture de panique
visible dans toutes les figures
de l’œuvre de Grünewald, la tête renversée
qui dégage la gorge et souvent expose le visage
à une lumière aveuglante,
est la manière paroxystique qu’ont les corps de dire que
la nature ne connaît pas d’équilibre,
mais enchaîne à l’aveuglette
les expériences brutes,
et comme un bricoleur insensé
démantèle ce qu’elle vient à peine de créer.
Tester jusqu'où elle peut encore aller
est son seul but, germer,
proliférer, se reproduire,
en nous et par nous aussi, et par
les machines surgies de nos têtes
en un chaos universel,
tandis que derrière nous déjà les arbres
verts quittent leurs feuilles et
dépouillés comme souvent dans les tableaux
de Grünewald se dressent dans le ciel,
leurs branches mortes dégouttant d'une
substance moussue.
L'oiseau noir qui dans son bec
apporte sa collation à saint
Antoine dans son coin de désert
est peut-être celui au coeur de verre
qui depuis toujours
vole vers nous,
celui dont un autre saint homme
des derniers jours annonce
qu'il chiera dans la mer,
laquelle se mettra à bouillir et s'asséchera,
et la terre tremblera et la grande cité
à la tour de fer sera en flammes
et le pape sera dans une barque
et les ténèbres se feront et
là où le coffret noir tombera,
une poussière grise et jaune
recouvrira le pays.

W.G. Sebald D'après nature - Poème élémentaire, extrait
18:20 Publié dans Grünewald, W.G. Sebald | Lien permanent